CHAPITRE VI
Arc-bouté sur la barre, trempé jusqu’aux os, transi de froid, ensanglanté, Rohel refusa de céder au découragement et tenta une nouvelle fois de placer l’embarcation dans les courants transversaux, mais de hautes murailles noires lui barrèrent le passage, s’écrasèrent sur la proue, submergèrent une grande partie du pont et freinèrent sa progression. Il lui fallait éviter les éclats de l’énergie noire et vaporeuse qui se déchaînait autour de lui. Son sixième sens, développé par les exercices de Phao Tan-Tré, lui soufflait que cette brume maléfique avait un rapport avec la douleur sourde qui émanait de sa main gauche et lui irradiait tout le bras.
À dix reprises, alors qu’il était sur le point de passer, de regagner la rive dont il devinait la masse sombre quelques dizaines de mètres plus loin, un mur compact se dressa devant lui et le repoussa vers le milieu du fleuve. Il hurla, serra les dents, agrippa fermement la barre et chercha un nouveau passage. La voile recroquevillée au pied du mât se gondolait sous les attaques du vent, se gonflait par endroits, se soulevait comme un gigantesque oiseau prenant son envol. La pluie épaisse et glacée tombait de plus en plus dru et les rafales ne parvenaient plus à en infléchir les cordes.
Était-ce une épreuve voulue par Phao Tan-Tré ?
Il ne se souvenait pas, pourtant, avoir pris pied sur ce navire d’un autre âge, mais Phao Tan-Tré, un vieillard au visage lisse et au corps d’une étonnante souplesse, avait plus d’un tour dans son sac. C’était un maître de Taho-Téhé-Ki, l’art plurimillénaire de la maîtrise des énergies fondamentales. Il avait fort bien pu expédier son élève à son insu dans l’œil de cette tempête. Ces éléments déchaînés n’étaient peut-être que des chimères, des leurres psychiques, un examen-vérité destiné à jauger son sens de l’adaptation et de la survie. Ou bien il se trouvait au confluent des énergies astrales et telluriques, il assistait au fameux mariage du père Ciel et de la mère Antiter du Taho-Téhé-Ki.
Peut-être également jouait-il sa vie en cet instant précis ? Qui pouvait savoir ce qui passait par la tête d’un être aussi mystérieux que Phao Tan-Tré ?
Il refoula énergiquement la tentation d’abandonner. Même s’il était invité à vaincre un danger illusoire, il devait à tout prix s’en sortir par lui-même. Donnant d’incessants coups de barre, il esquiva les murs noirs et mouvants qui se refermaient sur lui.
Il lui sembla soudain que le vent faiblissait, que la pluie se clairsemait, que les crêtes des vagues s’adoucissaient. Un crissement prolongé s’éleva de l’étrave, comme si elle raclait un fond rocailleux. Une secousse ébranla l’embarcation, qui effectua un quart de tour sur elle-même avant de heurter le pied d’une falaise. Le courant la maintint dans cette position, calée sur tout son tribord contre la rive abrupte.
Exténué, frigorifié, effondré sur le banc de navigation, Rohel contempla l’immense fleuve tourmenté. Il avait réussi, il s’était échappé du cœur de l’ouragan. Il ne lui restait plus qu’à attendre que Phao Tan-Tré le ramène sur Antiter. La voile s’envola dans un crépitement prolongé, s’enroula autour du mât, qui ploya comme une herbe couchée par la bise.
De petits animaux à la fourrure grise et aux yeux jaunes dégringolèrent vers la proue en poussant des miaulements effrayés. Cinq d’entre eux parvinrent à se recevoir en souplesse sur leurs pattes, à se rétablir sans difficulté sur le pont, mais le sixième, emporté par son élan, rebondit sur le rebord extérieur de la coque. Il n’eut pas le temps de s’agriffer à la roche poreuse, il retomba de l’autre côté du bastingage et fut happé par une vague noire.
Les serres de l’angoisse se plantèrent dans le ventre de Rohel. Il eut le sentiment que la disparition de ce petit animal représentait une perte énorme. Les cinq autres se faufilèrent sous la barre inférieure du bastingage, se tinrent en équilibre sur l’étroite corniche qui surplombait la carène, tendirent le cou, fixèrent obstinément l’endroit où avait sombré leur congénère, se reculant d’un bond lorsque les crêtes de vagues se montraient menaçantes. Ils restèrent un long moment dans cette position, comme s’ils espéraient que la brume noire finirait par leur rendre leur compagnon. La pluie s’interrompit, le vent se calma, des colonnes de lumière grise tombant des nues criblèrent de cercles scintillants la surface moutonnante du fleuve.
— Nya ! hurla soudain Rohel.
Ce nom, surgissant du plus profond de lui, était spontanément sorti de sa bouche. Aucun des cinq animaux rescapés ne réagit. Était-ce Nya qui avait disparu dans le fleuve ? Pourquoi cette perspective lui glaçait-elle le cœur ? Pourquoi Phao Tan-Tré ne se manifestait-il pas ?
Il ressentit la nécessité vitale de la rencontre avec Nya. Elle seule pouvait apporter les réponses aux innombrables questions qui le harcelaient.
— Nya !
Pas de réaction. Une peur immense envahit Rohel. Il crut qu’il s’était à jamais égaré dans cet univers, qu’il ne reverrait plus ses parents, ses frères, ses sœurs, ses amis, qu’il ne flânerait plus dans les rues ensoleillées de Néopolis, qu’il ne lancerait plus son cheval au galop sur les plaines, qu’il ne voyagerait plus dans les trains cristallins et suspendus, qu’il ne roulerait plus avec les filles sur l’herbe parfumée des parcs. Il avait ce sentiment étrange d’avoir quitté son monde natal depuis des années, d’avoir vécu mille aventures et dormi dans son lit la nuit dernière. Entre les deux s’était produit un glissement temporel, un trou noir qu’il ne parvenait pas à combler. Un trou noir où brillait la faible lueur d’un amour à la fois familier et inconnu.
— Nya !
Les cinq animaux se retournèrent, se décidèrent enfin à quitter la corniche et se dirigèrent lentement, la tête et la queue basses, vers les paniers renversés au pied du mât, reliés les uns aux autres par une corde de fibres végétales tressées.
— Nya ?
L’un d’eux releva la tête, parut hésiter quelques secondes sur la conduite à suivre, puis se détourna brusquement des paniers et courut vers le banc du navigateur. Il sauta sur les cuisses de Rohel et, avant que celui-ci n’ait eu le temps de réagir, se dressa à la verticale contre son torse. Il ronronnait bruyamment, comme s’il quémandait une caresse.
Nya. Le Vioter se souvenait qu’elle était pourvue d’un appendice ventral indispensable aux échanges. Mais il n’eut pas besoin de glisser les doigts dans la fourrure soyeuse de son abdomen : le long canal rose et palpitant sortit de lui-même de sa gaine de peau, comme un sexe à l’extrémité évasée, se glissa dans l’échancrure de sa combinaison lacérée et se posa sur sa poitrine.
Un flot de sensations, de sons, d’odeurs, de couleurs, de saveurs se déversa dans l’esprit de Rohel. Son passé lui était enfin restitué. Le fait d’être ainsi relié à lui-même, de redécouvrir le Rohel perdu dans la tempête de Temps, l’étrangla d’émotion. Le torrent de ses souvenirs emportait tout sur son passage.
Saphyr… Les Garloups… Le Mentral…
Durant la tempête, Nya avait été la dépositaire des syllabes maléfiques de la formule destructrice du Chêne Vénérable, elle avait porté en elle l’avenir des humanités des étoiles, une responsabilité écrasante qui ne semblait pas l’avoir perturbée. Elle rengaina d’elle-même son canal réminiscent, s’allongea sur les cuisses de son souvenant et se lécha délicatement les pieds.
La tempête s’était définitivement éloignée. Le Vioter distinguait encore le cœur noir qui se déplaçait vers l’amont du fleuve, mais au-dessus de lui le ciel s’était dégagé et l’astre Zos brillait de tout son éclat. La coque crissait légèrement contre la falaise qui culminait à plus de trois cents mètres de hauteur et apparaissait maintenant dans toute sa majesté. Des frissons à peine perceptibles agitaient la surface de l’énergie comme des restes agonisants de la tourmente.
Revigoré par la chaleur bienfaisante de Zos, Le Vioter leva la main droite et se caressa le visage. Ses doigts en épousèrent les reliefs, mais ils n’en perçurent ni les rides ni les cicatrices, aucun de ces stigmates familiers laissés par les années. Il avait maigri : il flottait dans sa combinaison. Il lui sembla avoir gagné en souplesse et en vigueur ce qu’il avait perdu en masse musculaire.
Il lui fallait maintenant porter assistance aux cinq femmes enfermées dans la cabine. Dans quel état allait-il les trouver ? L’une d’elles ne serait plus jamais reconnectée à elle-même. Comme il était incapable de différencier les mémoriants, il ignorait qui, de l’ancienne à la jambe fracturée, des trois intermédiaires ou de la cadette ne rentrerait plus en possession de ses souvenirs.
Il se leva. Son arcade ouverte et sa main gauche l’élançaient. La substance visqueuse abandonnée par la pluie s’évaporait à la chaleur. Il caressa tendrement Nya avant de la reposer dans son panier. Les quatre autres mémoriants attendaient l’échange mnémonique avec une certaine impatience, comme en témoignait leur canal réminiscent dégagé.
*
Une puanteur de ménagerie régnait dans la cabine. Sang, sueur, urine et excréments mélangés. Allongée entre deux couchettes, l’ancienne, qui n’avait plus d’ancienne que le nom, gémissait sourdement. Les esquilles les plus effilées de son tibia brisé lui transperçaient la peau. Cascade-Riante, Double-Jeu et Coup-de-Trique tentaient de remettre de l’ordre dans leur tenue. Leurs gestes étaient mécaniques, leurs yeux hagards contemplaient le vide. Quant à la cadette, c’était à présent une fillette d’environ deux ans, qui babillait et gigotait sous sa robe. L’odeur fétide qui infestait la petite pièce émanait principalement d’elle.
Le Vioter décida de porter secours d’abord aux intermédiaires. Elles n’étaient – en apparence – pas blessées, mais leur robustesse ne serait pas superflue pour l’aider à hisser Bouche-Cousue sur le pont. Penché à cause de la bassesse du plafond, il enjamba l’ancienne et s’approcha de Cascade-Riante, assise sur sa couchette. Lorsqu’elle l’aperçut, elle eut un mouvement de recul et poussa un petit cri d’effroi.
— N’ayez pas peur, dit-il d’une voix douce. Nous avons subi une tempête de Temps. Une partie de votre mémoire s’est envolée. Vous pourrez la récupérer en communiquant avec votre mémoriant.
Des lueurs de surprise s’allumèrent dans les yeux clairs et apeurés de la jeune femme. Elle avait minci pendant la tempête. Pour le reste, elle n’avait pas beaucoup changé : ses cheveux s’étaient épaissis, sa poitrine avait diminué de volume, et elle était maintenant imprégnée d’un reste de grâce enfantine. Elle fronçait les sourcils, cherchait visiblement à percer le mystère de l’homme qui s’adressait à elle.
— Où est mon mémoriant ? finit-elle par demander d’un ton péremptoire.
— Là-haut, sur le pont.
— Vous n’êtes ni un chasseur, ni un pêcheur, ni un sondeur. Vous n’appartenez pas aux sous-peuples, n’est-ce pas ? Qui êtes-vous ? Un seigneur Sézamon ?
— Seulement le passager que vous devez convoyer jusqu’à la source du grand Fleuve-Temps.
— Qu’est-il arrivé à votre arcade sourcilière ?
— Je me trouvais également dans la cabine. Une secousse nous a arrachés de nos couchettes. Je me suis heurté à quelque chose de dur et de coupant.
— Qu’est-ce qui me prouve que vous me dites la vérité ?
— Votre mémoriant vous le confirmera.
Elle hocha la tête, puis se releva en prenant appui sur la couchette. Sa robe était maculée de taches de sang.
Il l’aida à prendre pied sur le pont. Les flèches argentines de Zos enflammèrent sa longue chevelure blonde. Elle laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à la luminosité, puis elle se dirigea sans hésitation vers un panier à l’intérieur duquel elle plongea les mains. Elle leva son mémoriant et s’abîma dans un échange mnémonique à l’issue duquel elle fixa Rohel d’un regard ardent.
— C’est vous qui avez sorti la barge de la tempête, déclara-t-elle d’une voix défaite.
— Il fallait bien que quelqu’un le fasse.
Elle se mordilla la lèvre inférieure.
— Nous avons failli. Sans vous, vous que nous sommes chargées de convoyer jusqu’à la source du Fleuve, nous aurions sombré.
— L’ancienne ne pouvait rien faire : elle s’est fracturé une jambe.
Elle s’efforça de contenir ses larmes.
— C’était à nous, les intermédiaires, de prendre la relève.
— Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Elle haussa les épaules.
— Peut-être que la tempête a été trop violente. Peut-être que nous ne sommes pas assez fortes pour affronter le Temps.
Les larmes roulaient maintenant sur ses joues pleines et lisses. Sa beauté s’était épurée, comme un dessin dont on aurait gommé les détails.
— Un des mémoriants est tombé dans le fleuve, avança Rohel.
— J’aurais préféré que ce soit le mien, souffla-t-elle. J’aurais oublié cette tempête pour toujours.
Elle inspecta les paniers du regard.
— C’est celui de Double-Jeu.
*
Cascade-Riante et Le Vioter prêtèrent d’abord main-forte à Coup-de-Trique, puis, lorsque cette dernière eut achevé sa communication avec son mémoriant, ils montèrent Bouche-Cousue sur le pont.
Isolées sur les fleuves de Temps, les fluviales étaient entraînées à faire face aux situations extrêmes. Les deux intermédiaires réduisirent donc la fracture de l’ancienne. Comme elles ne disposaient pas de produits anesthésiants, elles opéraient à vif, et Rohel dut s’accroupir aux côtés de Bouche-Cousue pour l’empêcher de se débattre. C’était désormais une femme d’une quarantaine d’années corpulente et vigoureuse dont les hurlements ininterrompus lui perforaient les tympans. Cascade-Riante fabriqua une attelle provisoire avec un manche de faubert et des bouts de câbles du haubanage.
Lorsque Bouche-Cousue se fut quelque peu apaisée, Coup-de-Trique lui apporta son mémoriant. À peine l’ancienne fut-elle reliée à ses souvenirs qu’elle se répandit en imprécations et agonit d’injures ses équipières.
— Misérables ! Pourquoi n’avez-vous pas appliqué la loi fondamentale des fleuves ?
— La tempête, avança timidement Cascade-Riante.
— Au diable la tempête ! On vous a enseigné les gestes de base dès votre petite enfance ! Vous avez eu peur, voilà tout ! Peur ! Votre lâcheté est indigne de vos mères ! Sans notre passager, sans cet homme venu d’un autre univers, nous aurions franchi la porte des mondes d’où l’on ne revient pas. Pour nous, cela n’aurait pas été grave, mais pour lui, lui que nos Mères nous l’ont confié…
Bien qu’allongée, elle s’agitait, trépignait avec une telle ardeur que le talon de sa jambe brisée heurta violemment le pont. Les mots s’étranglèrent dans sa gorge, un voile blême glissa sur son visage, elle perdit connaissance.
*
Poussée par une douce brise, la barge progressait lentement le long de la falaise. Cascade-Riante et Coup-de-Trique avaient ravaudé de leur mieux la voile, déchirée en plusieurs endroits, et l’avaient hissée sur le mât dont elles avaient consolidé le haubanage. L’embarcation n’avait pas trop souffert de la tempête, hormis quelques éléments du bastingage qui avaient volé en éclats et la base du mât qui s’était fendillée.
On avait installé Bouche-Cousue sur le banc de navigation. Elle avait insisté pour reprendre sa place. Chaque fois qu’elle faisait un mouvement, elle serrait les dents pour ne pas laisser échapper un hurlement. Sylph, assise à ses côtés, fixait obstinément la haute falaise. Avec le tissu de son ancienne robe, les deux intermédiaires lui avaient confectionné une combinaison grossière.
La question s’était posée de savoir s’il fallait redonner sa mémoire à la cadette. N’y aurait-il pas un insupportable décalage entre son petit corps et ses souvenirs d’adulte ?
Bouche-Cousue avait tranché :
— Apportez-lui son mémoriant. Elle sera capable de raisonner, elle aura conscience du danger et ce sera mieux pour tout le monde : nous n’aurons pas besoin de la surveiller. Et puis la coutume veut que chaque fluviale dispose librement de sa mémoire.
Lorsque ses souvenirs s’étaient déversés dans son cerveau, Sylph était restée prostrée un long moment, comme incapable de porter le poids de sa mémoire. Elle avait fini par se redresser, se diriger à quatre pattes vers le banc de navigation et s’asseoir à côté de l’ancienne. Depuis, elle restait immobile, arborant une expression tragique qui contrastait avec la rondeur enfantine de son visage.
Quant à Double-Jeu, même si elle se demandait ce qu’elle fabriquait là, même si elle ne reconnaissait pas les sœurs de l’équipage, elle participait sans rechigner aux manœuvres, conditionnée depuis sa tendre enfance à la vie sur les fleuves. Elle posait d’innombrables questions auxquelles les autres répondaient de leur mieux. À en juger par son vocabulaire et son comportement général, et bien que son apparence physique fût celle d’une adulte, elle avait régressé à un stade prépubère. Taraudée par les besoins de communication, elle venait souvent rôder autour des paniers, observait longuement les mémoriants, et ses lèvres remuaient alors silencieusement, comme si elle adressait une prière muette à l’absent.
— Le relais d’elceiS ! dit Coup-de-Trique.
Un large pan de la falaise semblait s’être effondré et le fleuve s’engouffrait dans la crique engendrée par cette soudaine cassure. La barge bifurqua sur tribord, pénétra dans l’anse, louvoya entre les récifs dont les crêtes découpées affleuraient la surface de l’énergie et se dirigea vers un ponton identique à celui sur lequel Le Vioter avait attendu les envoyés du réseau. Il aperçut, édifiée au sommet d’une colline proche, une imposante construction aux murs d’énormes blocs de roche grossièrement taillée et au toit de pierres rondes et plates.
— Curieux, murmura Coup-de-Trique, la porte est restée ouverte…
Les deux battants de la porte principale entrechoquaient régulièrement le chambranle et troublaient le silence funèbre qui régnait sur les lieux.
La barge accosta en douceur. Coup-de-Trique sauta sur le ponton, un filin à la main, et, comme elles avaient perdu l’ancre de pierre polie, elle amarra l’embarcation à un pilot. Puis Cascade-Riante lui tendit Sylph, qui gigotait de fureur, par-dessus le bastingage.
— Repose-moi au sol ! Je peux me débrouiller toute seule ! piaillait la fillette. Je ne suis pas une gamine ! Tu n’es pas ma mère !
Insensible à ses vociférations, Coup-de-Trique lui bloqua les bras, les jambes, et la maintint serrée contre sa poitrine, tandis que Cascade-Riante et Le Vioter transportaient Bouche-Cousue sur leurs bras croisés en forme de siège. Ils durent prendre un luxe de précautions pour passer la blessée par-dessus la barre supérieure du bastingage. Chaque mouvement, chaque vibration ravivaient le feu de sa fracture et lui arrachaient de longues plaintes.
Au bout du ponton, ils empruntèrent l’étroit sentier tournant qui grimpait à l’assaut de la colline. Double-Jeu les suivait docilement, apathique, comme indifférente aux autres et à elle-même. Ils gravirent le sentier avec lenteur, s’interrompant de temps à autre pour permettre à Cascade-Riante, exténuée, en sueur, de reprendre des forces. Les cris perçants de Sylph et les lamentations de Bouche-Cousue déchiraient le silence. La menace sourde qui planait sur le relais d’elceiS déclencha un signal d’alarme dans l’esprit de Rohel. Il fouilla la colline des yeux, à la recherche de n’importe quel objet qui aurait pu lui servir d’arme, mais il ne remarqua rien d’autre, sur ce versant pelé, que d’énormes rochers aux lignes arrondies.
À quelques pas de la maison, il fit signe à Cascade-Riante de reposer Bouche-Cousue sur un rocher.
— Attendez-moi ici !
— Vous craignez quelque chose ? demanda Cascade-Riante.
Sans répondre, il franchit l’espace dégagé qui le séparait de la porte d’entrée et pénétra à l’intérieur de la bâtisse. Le silence y était encore plus dense qu’à l’extérieur. Une lourde odeur de chair équarrie et de sang lui agressa les narines. Il eut la sensation fugitive de s’être introduit dans une boucherie.
Deux bancs renversés gisaient sur le carrelage. Des assiettes garnies, des verres à demi remplis, des couverts de roche taillée jonchaient une grande table rectangulaire.
Le Vioter perçut un mouvement dans son dos. Il saisit un couteau sur la table et se retourna. Il distingua, pendu à une poutre, un mémoriant qui se balançait, la tête en bas, au bout de ce qui semblait être son propre canal réminiscent. On lui avait crevé les yeux et ouvert l’abdomen. Ses entrailles s’échappaient de l’entaille béante.
— Quelle horreur ! fit la voix de Cascade-Riante derrière lui.
Livide, au bord de la nausée, elle entra à son tour dans la pièce.
— Je vous avais dit d’attendre dehors ! gronda Rohel.
— Bouche-Cousue m’a ordonné de vous accompagner. Ce n’est pas à vous, notre passager, de régler nos problèmes.
— Vous avez une idée de celui ou de ceux qui auraient pu commettre une telle horreur ?
Elle écarta les bras dans un geste qui exprimait à la fois l’impuissance et la fatalité.
— Des chasseurs, peut-être… Ou des sondeurs. Chez eux, les variations d’âge déclenchent parfois des accès de folie meurtrière.
— Les relais ne sont que des points de ravitaillement ?
— Ce sont aussi des ateliers de réparation. Outre le bois de chauffage, les vivres et l’eau, on y entrepose du matériel pour les barges. La vie est tellement difficile au bord des fleuves que les sœurs des relais sont régulièrement remplacées.
— Combien sont-elles ?
— Deux, trois ou quatre par relais, selon son importance. À elceiS, elles étaient quatre.
Elle se rendit compte qu’elle parlait de ses sœurs au passé. Elle se mordit les lèvres, tenta de percer l’indéchiffrable obscurité du regard mais ne vit rien d’autre que le mémoriant qui oscillait doucement au bout de son canal réminiscent.
Le Vioter se dirigea vers la porte entrebâillée du fond, suivi à distance de Cascade-Riante. La seconde pièce était aussi large que la première, mais beaucoup plus profonde. Des rayons de lumière tombaient de hautes lucarnes et saupoudraient le sol de paillettes d’argent. Les murs se couvraient de hauts rayonnages où s’entassaient pêle-mêle des sacs de jute, des caisses de bois, des bocaux colorés, des étoffes pliées, des pelotes de corde.
Des senteurs de céréales et de fruits secs s’insinuaient dans l’entêtante odeur de sang. Trois autres mémoriants avaient été pendus aux poutres. Les rayons obliques de Zos révélaient également les corps dénudés de femmes crucifiées aux montants des rayonnages.
Le ou les bourreaux des fluviales s’étaient acharnés sur leurs victimes avec une violence inouïe. Non contents de les éventrer et de leur crever les yeux, comme aux mémoriants, ils les avaient tailladées sur tout le corps, avaient répandu du sel sur leurs blessures, leur avaient arraché les cheveux par poignées entières, leur avaient tranché les seins et leur avaient cloué les poignets et les chevilles avec des aiguilles de pierre.
Cascade-Riante tomba à genoux et, la tête posée sur le bas d’un mur, secouée de spasmes, régurgita tout ce qu’elle avait dans le ventre.
Le Vioter, Cascade-Riante et Coup-de-Trique se chargèrent de donner une sépulture décente aux quatre fluviales du relais d’elceiS. Ils transportèrent les cadavres devant la maison où, sur un ordre de l’ancienne et selon la coutume du sous-peuple des fleuves, Double-Jeu avait dressé un bûcher de crémation. Puis, pendant que brûlaient les corps et que l’ancienne entonnait la prière des mondes de l’Au-delà, ils nettoyèrent les pièces à l’aide des fauberts et de chiffons imbibés d’eau. Des lueurs farouches traversaient les yeux noirs de Coup-de-Trique, qui semblait très affectée par le sort tragique de ses sœurs et proche de sombrer dans la folie.
Les visiteurs avaient emporté des vivres, comme en témoignaient les nombreux emplacements vides des rayonnages, mais ils avaient laissé des réserves d’eau et de nourriture en quantité suffisante pour subvenir aux besoins de l’expédition.
Bouche-Cousue avait chargé Sylph de surveiller le fleuve du haut de la colline et de prévenir les intermédiaires au cas où une barge approcherait du ponton. La fillette s’était installée à califourchon sur un rocher d’où elle avait une vue générale sur les environs.
Tout en remplissant sa tâche de sentinelle, elle ressassait des idées aussi noires que les vapeurs brumeuses du Fleuve-Temps. Elle se sentait humiliée d’avoir ainsi régressé au stade de la petite enfance. Pourquoi Bouche-Cousue et les intermédiaires lui avaient-elles rendu la mémoire ? Elles s’étaient montrées encore plus cruelles que les bourreaux des fluviales du relais. Elles auraient mieux fait de l’abandonner à l’insouciance et à l’innocence de l’enfance. Elle avait été presque femme sur l’ailoneK, elle avait joué de sa séduction, elle avait tutoyé le désir, et voilà qu’elle se retrouvait enfermée dans le corps minuscule, ridicule, d’une enfant incapable de maîtriser ses sphincters. Elle maudissait le zèle de Xyo qui lui avait restitué ses souvenirs avec une exactitude et une acuité telles qu’elle avait cru revivre, l’espace de quelques secondes, ces précieux instants d’une existence perdue. Elle aurait préféré avoir, comme Double-Jeu, un esprit d’oiseau dans un corps d’adulte. Pourquoi n’était-ce pas Xyo qui avait été précipité dans le sein destructeur de l’énergie-Temps ?
Rohel ne lui aurait peut-être jamais appartenu, mais si elle avait conservé ses seins, ses hanches et son ventre de femme, elle aurait continué d’espérer. Elle avait régressé à un point tel qu’elle franchirait bientôt la porte natale, réintégrerait le néant où elle se dissoudrait comme si elle n’avait jamais existé. Il ne resterait rien d’elle, pas même une poignée de cendres.
Des pensées haineuses déferlaient en vagues dans son esprit. Elle se demandait comment elle avait pu ressentir de l’affection pour Cascade-Riante, cette oie blonde et stupide qui ne songeait qu’à prendre des poses et siffler devant Rohel. Quant à Bouche-Cousue, Double-Jeu et Coup-de-Trique, elle les détestait comme elle aurait probablement détesté n’importe quelle fluviale de l’équipage. Elle n’exécrait pas tant les individus que les coutumes cruelles d’un sous-peuple soumis à la tyrannie des Chronodes et des Mères. Elle se réjouissait de la mort du Chronode et du retrait de la mer du Temps. C’était peut-être la fin du réseau, la fin d’un monde absurde.
En contrebas, le fleuve déroulait paisiblement ses anneaux sinueux et noirs. Le Temps, prédateur implacable, exigeait d’incessants sacrifices, dévorait ses propres enfants.
Une résolution farouche s’ancra en Sylph.
Elle ne serait pas la seule à être mangée. Il lui faudrait seulement agir avant de régresser à un âge où elle serait incapable de marcher.
Double-Jeu trouva un curieux objet à quelques pas du bûcher funéraire. Il ressemblait aux accélérateurs temporels que portaient les gardes de la sécurité extérieure d’Olymbos. Comme sa mère lui interdisait de toucher aux choses qui ne lui appartenaient pas, elle se garda bien de le ramasser. Elle oublia même d’en parler aux autres.